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Dans son rapport de janvier, le World Economic Forum décrit l’état du monde actuel comme une ère de « polycrise » : dérèglement climatique, pandémie virale, guerre contre l’Ukraine, crise bancaire, menace autoritariste contre la démocratie, inflation, n’en jetez plus ! Le monde est parfois brutal et, selon le fameux mot de Jacques Chirac, « les emmerdes, ça vole toujours en escadrille ». Comme notre ADN, développé sur des milliers d’années, vise à la continuité de la vie, nous prêtons une attention disproportionnée aux mauvaises nouvelles par réflexe de survie. Nous sommes des paranoïaques génétiques.
A tout cela, les éducateurs opposent un optimisme sans limite : l’agenda de nos séances de travail à l’école porte sur l’autonomisation des élèves, leur résilience, l’égalité-diversité-inclusion, la discipline positive, et la remise en question continuelle de nos pratiques. Alors, l’école est-elle une bulle utopique, à contre-courant de la dure réalité du monde dans lequel les élèves vont arriver ?
Il faut nuancer et garder un cap. Le philosophe français André Compte Sponville nous le donnait lors d’une conférence inoubliable au Collège Champittet en 2022 : il faut connaître, agir et aimer.
Tout d’abord, connaître le monde, la nature, les lois de l’univers, la pensée des anciens. Se connaître soi-même aussi, car nous sommes plein de surprises et de révélations pour nous-mêmes. La connaissance aide à appréhender les choses avec plus de recul et d’objectivité. Nos émotions elles-mêmes deviennent sujet d’observation. Les savoirs se transmettent, soit par cours ex-cathedra classique, soit par « coaching » d’élève capables de progresser par eux-mêmes. L’enseignant module son approche, lit les fonctions cognitives de l’élève et adapte son approche : cela s’appelle la différentiation, par groupes de niveau, ou la personnalisation, par individu, qui permet à chacun d’utiliser toutes ses capacités.
Connaître et progresser procurent des joies profondes, ouvrent les perspectives au lieu de le restreindre, définissent un rapport au monde plus équilibré.
Connaître, c’est donner du sens aux choses, à la vie. Connaître, c’est permettre son accomplissement personnel. L’école se légitime par la transmission des connaissances, mais surtout par la transmission du plaisir de l’apprentissage et du bonheur existentiel qu’il procure. J’apprends donc je suis. Le savoir donne du sens.
Comte Sponville nous propose aussi d’agir. En cas de doute, ne pas rester les bras croisés, mais agir. Parfois tirer sans viser, quand il y a du brouillard. Agir pour transformer les choses. Obtenir un impact, puis soit poursuivre, soit corriger. Agir pour utiliser ses capacités, entrer en contact avec l’univers. Agir comme contraire de l’avilissement généré par les réseaux sociaux, les jeux électroniques et tous les divertissements en continu, disponibles partout en tout temps, dont l’utilisation excessive atrophie nos capacités. Il y a une place pour le divertissement, comme il y en a une pour l’ennui : laisser le cerveau se reposer et faire fonctionner d’autres zones du cortex.
Mais il faut les limiter ces moments de divertissement. L’action provoque des vagues, des retours, parfois des oppositions : la vie, en résumé. Agir, c’est densifier le cours de la vie et rendre le temps plus long : qui n’a pas senti un mois passé dans l’ennui, très lent sur le moment, devenir insignifiant dans les souvenirs, alors que 3 jours d’activité intense marquent la mémoire et la chargent de sens.
A l’école, l’action se prépare. Il faut donner confiance aux élèves en leurs capacités aux élèves. Leur faire goûter à la gestion de projet, à l’expérimentation. Nos élèves reçoivent toujours écoute attentive et soutien (en temps, en conseil, en budget parfois) pour leurs projets.
Il ne reste plus qu’à aimer. D’amour passionnel, mais aussi par l’affection, le respect, la bienveillance et l’empathie. Ecouter sincèrement, c’est aimer. Protéger la nature, c’est l’aimer, et aimer aussi les générations futures. L’amour au sens large comme solution à la polycrise. Bien sûr, aimer ne veut pas dire toujours faire plaisir : l’amour est d’un autre ordre que la dopamine. Dans l’éducation, aimer c’est parfois causer du déplaisir chez l’enfant, le remettre à l’ordre dans son intérêt.
Aimer, c’est différer la récompense pour ne pas rendre l’élève addict aux petits surgissements du plaisir, pour connaître au bout des joies plus profondes. Aimer c’est apprendre ensemble, l’un de l’autre : pas de meilleur enseignant que l’élève qui a compris avant les autres. Parfois même, un élève enseigne quelque chose au maître et lui procure cette satisfaction ultime d’avoir transmis tout ce qu’il/elle pouvait.
Aimer, ce n’est ni bête, ni compliqué. Ça se décide et ça s’expérimente aussi. Aucune faiblesse dans l’affection et la bienveillance : plutôt le courage de ceux qui savent et qui agissent. On peut aimer et répondre à une gifle sans forcément tendre l’autre joue, si les prêtres de mon enfance me pardonnent cette pensée : la vengeance n’est de loin pas toujours la meilleure réponse, mais la résistance est parfois l’unique choix face à l’agresseur.
Pour paraphraser l’ancien président français : connaître, agir et aimer volent aussi en escadrille.