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Collège Champittet
08 March, 2019

Du bon usage de l’inutilité

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Du bon usage de l’inutilité On lit chez Cioran cette anecdote : alors qu’on prépare la ciguë qui doit l’empoisonner, Socrate apprend un air de flûte. « A quoi cela servira-t-il donc ? » lui demande-t-on. A savoir cet air avant de mourir fut la réponse. La connaissance comme fin en soi, en somme.

On lit chez Cioran cette anecdote : alors qu’on prépare la ciguë qui doit l’empoisonner, Socrate apprend un air de flûte. « A quoi cela servira-t-il donc ? » lui demande-t-on. A savoir cet air avant de mourir fut la réponse. La connaissance comme fin en soi, en somme. 

On pourrait voir aussi, dans cette opiniâtreté à donner de la valeur au temps imparti, une objection anticipée faite aux philosophes de l’Absurde, minés par l’idée que la perspective inexorable de la mort vide la vie de tout sens, de toute raison d’être. 

Ce pourrait être encore, plus prosaïquement, la réponse à l’invariable question que se pose chaque étudiant sur l’utilité de telle ou telle connaissance qui lui est transmise, dès lors qu’il ne parvient pas à en discerner l’immédiate utilité.

Le remarquable essai du professeur Nuccio Ordine 1 bat en brèche le culte de l’utilité à l’œuvre dans les sociétés marchandes, accusé de dessécher l’esprit et de tarir la créativité. Non qu’à l’inverse l’inutilité y soit érigée en vertu, dans une démarche de pure polémique à contrepied de l’idéologie productiviste contemporaine. Mais simplement parce que l’utile est une catégorie de l’esprit non pertinente quand il s’agit de s’interroger sur les connaissances à acquérir. L’utilitarisme appliqué au savoir agit comme un carcan qui emprisonne l’esprit et le premier devoir de l’école consiste à s’en libérer, en offrant à l’étude tout ce que le cerveau humain a pu concevoir d’idées, de raisonnements et de techniques, sans considération d’aucune sorte pour l’éventuel profit immédiat que l’on pourrait ou non en retirer.

Se sortir du labyrinthe d’une démonstration géométrique si complexe qu’elle en paraît improbable, accéder aux mécanismes intimes d’une langue qu’on dit morte ou encore mémoriser les terminaisons de l’imparfait du subjonctif d’un auxiliaire de mode, sont autant de connaissances fastidieusement acquises et que l’on ne sait, de prime abord, comment rentabiliser, tant elles paraissent échapper à la logique ambiante de profit.

Mais ce sont des jeux intellectuels auxquels il faut se prêter de bonne grâce, et sans discrimination, dès lors qu’on décide d’emprunter la voie de l’étude. Ils affûtent l’esprit, lui donnent de la méthode, de la consistance, du recul, de l’endurance aussi. Et surtout, ils lui confèrent par-là les moyens d’opérer ensuite en toute connaissance de cause les seuls choix intellectuels, idéologiques et existentiels qui comptent vraiment pour chacun d’entre nous : ceux qui seront effectués en dehors de l’école de manière consciente, raisonnée et éclairée et qui seront la marque de notre liberté et de notre identité.

Car la logique restrictive de l’a priori utilitariste appliqué au champ du savoir, par une sorte de censure qui ne dirait pas son nom — et qui, c’est sa fonction, attenterait non seulement à la liberté individuelle mais aussi, on l’oublie souvent, à la mémoire de l’humanité — signe une forme de défaite de la pensée, ouvrant ainsi une voie toute tracée à la barbarie, éternellement tapie dans l’ombre de l’ignorance.

Le mot de la fin au professeur Ordine : « Dans l’hiver de la conscience qui glace aujourd’hui nos vies, c’est précisément à ces savoirs humanistes et à la recherche scientifique libérés de tout utilitarisme, à tous ces luxes jugés inutiles, qu’il revient toujours davantage d’alimenter l’espérance, de transformer leur inutilité en un instrument éminemment utile d’opposition à la barbarie du présent, en un immense grenier où puisse être préservée la mémoire d’événements injustement condamnés à l’oubli. 2»

 

Sylvie Caputo, Cheffe de file de français, Secondaire I et II