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L’idée selon laquelle la barbarie est toujours tapie dans l’ombre de l’ignorance, prête à surgir lorsque les circonstances lui sont favorables, est restée longtemps un lieu commun de la pensée philosophique classique sur les vertus émancipatrices et protectrices du savoir, entendu comme dernier rempart contre l’oppression, l’injustice et le mal. Une vision héritée des Lumières, que Victor Hugo reprend ici à son compte et qui trouve sa source, comme toute idée occidentale profonde, dans l’Antiquité grecque. En exprimant aussi clairement le processus d’humanisation qui est à l’oeuvre dans l’acquisition du savoir, cette citation tirée des Quatre vents de l’esprit rappelle avec force les enjeux de l’instruction et la responsabilité immense qui pèse sur l’école.
Mais depuis lors, l’impensable Holocauste a eu lieu, alors même que - comme le rappelle George Steiner - Weimar, la ville de Goethe, symbole du rayonnement de la culture occidentale moderne, n’est située qu’à quelques kilomètres de Buchenwald, haut lieu de l’extermination nazie. Cette formule célèbre exprime le nouveau paradigme de la pensée occidentale: ces biens communs que sont le savoir et la culture, contrairement à ce que nous croyions ou espérions, n’empêchent rien… Et c’est là le tragique de notre condition postmoderne, que de nombreux intellectuels d’après-guerre sont venus théoriser.
Dans la foulée du repli individualiste qui caractérise notre époque, une certaine mouvance de la pédagogie s’est inspirée, sans vraiment la comprendre, de la démarche socratique, qui prône la révélation par le dialogue intérieur de vérités enfouies en chacun et ignorées. Désireux de renouer avec cette grande figure de la pensée occidentale, mais pour s’en servir de caution plutôt que de modèle, ce courant constructiviste, qui espérait en cela renouveler notre approche de l’instruction, le modèle initial ayant failli, a ainsi imaginé autour de ce nouveau point de gravité qu’est l’individu et son impérieux besoin d’épanouissement immédiat toute une série de dispositifs éducatifs relevant plus de l’animation que de la transmission, avec pour mot d’ordre la conquête de l’autonomie et de la liberté individuelle.
Mais n’est pas Socrate qui veut et l’on ne peut, selon la remarquable formule de l’historien Pierre Legendre, se fonder en prenant appui sur soi-même. La référence à l’altérité, incarnée ici par les idées et les connaissances qui ont tissé le monde dans lequel nous évoluons et que nous recevons en partage par la transmission de maître à élève, est un impératif à défaut duquel le processus d’humanisation ne peut avoir lieu.
Les écoles ambitieuses et tournées vers l’avenir s’y consacrent avec une force décuplée par les vents contraires de l’air du temps: enseigner, c’est transmettre, c’est-à-dire arracher l’élève à l’autarcie de sa pensée (du latin ex-ducere, éduquer, conduire hors de), non l’y confiner au nom d’une idée pervertie de l’autonomie et de la liberté. En clair, faire de lui l’héritier d’un monde qui lui préexiste et lui survivra : puisque, pour un temps indéterminé, il doit nécessairement y prendre place, autant lui en donner les clés.
Par cet héritage que nous aurons transmis, alors oui, ce sont des hommes que nous aurons gagnés : des êtres armés pour penser le monde, de façon fondée, en toute indépendance, à l’abri des instincts sans justice et des besoins individuels immédiats. Un monde que ces naissants – l’expression est d’Hannah Arendt - seront amenés non à affronter, comme on le dit souvent des aventuriers débarquant en terre inconnue, mais bel et bien à construire de toutes pièces, tels des créateurs éclairés. Une tâche immensément lourde de responsabilités et un vrai acte de liberté.
Sylvie Caputo, Cheffe de file de français secondaire I et II